Transparente

TRANSPARENTE

Sur les quais, les touristes se massaient à l’arrivée des bateaux, espérant profiter de fruits de mer fraîchement pêchés. J’étais inquiète, mon Gillou sorti en mer tentait de rentrer avec ce rafiot de malheur. Il y avait mis toutes ses économies et les miennes avec. C’était son rêve, moi mon cauchemar. L’angoisse de ne pas le voir revenir au port avait eu raison de mon sommeil.

J’avais rencontré Gillou lors de la fête de la Saint-Jean. Nous étions bien plus jeunes à cette époque. Je l’avais aimé dès le premier regard qu’il avait posé sur moi. Lui s’était amusé de la situation durant des mois. Il m’avait épousée pour faire taire les commérages après m’avoir mise enceinte. Mais le temps et la vie avaient laissé des cicatrices dans notre couple. Gillou était devenu triste depuis que j’avais perdu notre premier enfant en couches. Je n’avais pas su lui donner ce fils tant espéré. Je l’avais vu pleurer, lui, si dur parfois. Quand bien même le code maritime lui interdisait, il avait aussitôt mis en berne, à mi-drisse, le pavillon de son sardinier en signe de notre deuil profond.

*

Quelques temps après, Mathilde, mon amie d’enfance, a commencé à venir déjeuner à la maison tous les dimanches. Elle ouvrait la porte vers 11 heures avec un bouquet de fleurs qu’elle plaçait au centre de la table pour agrémenter le repas dominical. Je voyais bien dans son regard que son amour grandissait et que ces fleurs ne m’étaient pas destinées. Même si elle ne m’adressait plus la parole, elle participait de bon cœur aux travaux ménagers et préparait le repas avec beaucoup de tendresse. Elle n’aimait pas l’océan, seulement mon mari. J’avais accepté l’idée de le partager. Nous partagions tout depuis quelque temps, pourquoi pas notre bonheur ?

Le vent automnal commençait à refroidir la maison familiale. Gillou lui, se consacrait à rentrer le bois du soir près de la cheminée. Consciencieusement, il tentait de repousser la fraîcheur, dans notre chez-nous mal isolé.

Ils échangeaient peu de mots, plutôt des regards, ce qui était assez gênant pour moi, mais je n’avais plus la force de parler. De toute façon, personne ne m’écoutait. Le repas terminé, Gillou et Mathilde partaient au cimetière. Ils emportaient avec eux le bouquet de fleurs pour le déposer sur la tombe de notre fils. Moi j’en étais incapable, c’était au-dessus de mes forces. Ils semblaient le comprendre. Quoi de pire pour une mère, que de perdre son enfant ? Je restais là, assise sur le fauteuil, devant cette cheminée qui n’arrivait plus à me réchauffer.

Au fil du temps, Mathilde se faisait de plus en plus présente dans notre demeure, presque chez elle. Elle se permettait même d’apporter une touche de décoration à mon intérieur sans me demander mon avis. Tantôt, elle apportait de chez elle un objet, tantôt elle déplaçait les meubles selon ses envies, presque sans-gêne. Gillou ne réagissait pas, pour lui ces choses-là n’avaient que peu d’importance. Seuls comptaient la mer et le « Croix de Gilles ». Toute son attention était focalisée sur les communiqués des autorités qui commençaient à parler de quotas de pêche. Il s’inquiétait de ne pas pouvoir rembourser la banque et d’être obligé de se séparer de son bateau. Un déchirement qui lui aurait été fatal.

Je me sentais m’éteindre, doucement, lui avec ses dix ans de moins que moi se nourrissait des embruns et de récits maritimes qu’il dévorait devant la cheminée de notre petite maison située près de l’embouchure du fleuve de la Vie.

*

Le dimanche est le jour où les marins restent auprès de leur famille. Gillou avait décidé de faire une sortie en mer malgré le temps incertain. La météo marine annonçait, une fois de plus, de forts coefficients. Encore un chalut, avait-il dit à la cantonade avant de partir, après il sera à moi !

Gillou acceptait de plus en plus de risques, je le sentais bien. Il prenait le large même quand la météo le déconseillait. Il disait seulement que la mer était une mère exigeante avec ses enfants, que nous devions mériter son amour. La mer le lui rendait-elle ? Ce que j’en sais, c’est qu’en général, ses sorties correspondaient aux appels téléphoniques du banquier. Mais mon homme n’était pas du genre à se décourager et ça me rassurait d’avoir épousé un battant. Je finissais par m’habituer à le voir prendre la mer. Mathilde, plus inquiète que moi, tentait de le retenir. J’avais l’impression de revivre des situations auxquelles j’avais été confrontée quelques mois auparavant.

Je scrutais l’horizon gris et la mer houleuse. Mathilde m’avait accompagnée. Elle aussi attendait au bout de la jetée de Boisvinet, sans daigner me regarder. Le « Croix de Gilles » revenait vers la côte. Je distinguais Gillou à la barre, la pêche avait dû être bonne, j’avais des difficultés à voir la ligne de flottaison. Mathilde aperçut le sardinier en même temps que moi. Elle le héla, ouvrit son manteau pour laisser apparaître sa robe fleurie qu’elle fit tournoyer. Rassurée, elle quitta la jetée et reprit le chemin de notre logis. Était-ce pour le séduire ou pour me narguer ? Sûr que si j’avais porté des roses sur mes vêtements, mon âge les aurait aussitôt fanées.

Je décidai, moi aussi, de revenir à la maison. De toute façon, à peine apponté, il débarquerait le fruit de sa pêche sans même m’adresser la parole ou même consentir à me regarder, comme d’habitude. La vie de marin est dure, je ne lui en voulais pas. Je n’arrivais plus à capter son regard, peut-être me considérait-il comme un arbre fruitier incapable de bourgeonner à nouveau.

*

Mathilde et moi avions été prévenues par la gendarmerie et avions accouru à la capitainerie.

La perplexité régnait sur le quai, laissant place peu à peu à la consternation. Selon les dires des marins-pêcheurs, le « Croix de Gilles » avait eu une défaillance mécanique en haute mer. Son capitaine aurait tenté de manœuvrer pour éviter une collision avec un navire de plaisance à proximité. À la dérive dans la grosse houle, il aurait essayé de rompre les funes sans succès et serait tombé par-dessus bord. Bien connu et apprécié dans le port et dans la commune, les pêcheurs étaient sous le choc. Gillou en détresse, lui si fort, toujours prêt à aider et à partager le fruit de sa journée avec les moins chanceux. Naturellement, les autres marins suivirent son exemple et tous les sardiniers sortirent pour essayer de le retrouver, l’espoir, aussi mince fût-il, était dans leurs yeux. Ils ne pouvaient pas abandonner celui qui avait su promouvoir la bienveillance et l’entraide.

Les secours dépêchés sur place par le maire, effondré à l’idée de perdre un ami, avaient duré toute la journée et tard dans la nuit. Les hommes avaient sillonné de long en large la côte. Les femmes, restées à terre, arpentaient les plages au cas où l’océan aurait eu pitié de son fils. Ironie du sort, c’est le Capitaine du « Le Gilles » qui, deux jours plus tard repêcha son corps sans vie. Mathilde pleurait à chaudes larmes, tenant son ventre rond, moi je n’y arrivais même pas. Elle devait l’aimer vraiment plus que moi.

*

C’était la première fois que j’osais pénétrer dans l’enceinte du cimetière où reposait mon enfant chéri. Les marins et leurs familles s’étaient déplacés pour l’accompagner à sa dernière demeure. D’autres avaient choisi de sortir en mer et de lui rendre hommage en faisant raisonner leur corne de brume. Mathilde était anéantie par la douleur. Je lui fis un geste amical, une étreinte subtile et rapide en signe de soutien, mais elle ne sembla pas y prêter attention. Nous étions tous présents et unis, là était l’essentiel.

Un homme en retrait de la cérémonie contemplait la scène. Il se tenait droit, blanc comme un linge laissé à la merci de la lune. Je n’arrivais pas à distinguer son visage. La foule grossissait et je le perdis rapidement de vue.

Alors que nous étions recueillis devant son cercueil, une main se posa sur mon épaule. Sursautant à ce contact physique, je me retournai d’un bond. Gillou était derrière moi. Je ne comprenais pas ce qu’il faisait là, mais il ne m’ignorait plus, c’était pour moi le plus important. Il me prit dans ses bras en me murmurant combien je lui avais manqué. Il saisit ma main tendrement et m’amena près du caveau familial, là où il était venu se recueillir quelques jours auparavant.

Sur le marbre, le tailleur de pierre avec déjà inscrit son nom sous le mien et celui de notre fils.

Fin

Alors, qu'en dites-vous?