Un coup, deux têtes!

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Le père m’envoya au lit.
Il n’avait pas l’air fâché, ivre tout au plus.
Un rituel le vendredi soir quand il ramenait la paye de la semaine. Avant de rentrer à la maison, il passait chez la Lucienne pour en dépenser une bonne partie à son comptoir quand ce n’était pas entre ses cuisses. La mère préférait ignorer les cancanages des commères du village. Dès son arrivée, elle quittait son tablier, dénouait ses longs cheveux pour les laisser retomber sur ses épaules. Soumise à son mari, elle oubliait pour un court instant ses tâches ménagères pour remplir son devoir conjugal. Comment pouvait-elle s’abandonner à un homme comme lui, comment pouvait-elle l’aimer ?
Papanisette, c’était le surnom que je lui donnais quand il était absent. Il était rustre, brutal, grossier, mais travailleur. Charpenté comme un bûcheron, son bois à lui, c’était la houille qu’il arrachait aux entrailles de la Terre. Sa toux, à elle seule, décrivait son métier ; gueule noire. Le plus souvent, ma mère était cloîtrée. Négligée, elle avait tout juste l’étoffe d’une gueuse. Le maître à la communale nous faisait lire « Les misérables » et plus je tournais les pages, plus j’avais l’impression de redécouvrir mon histoire. Les Thénardier devaient à coups sûrs être des proches parents. Voilà à quoi ressemblait mon foyer, sauf que mon père, lui, ne tenait pas une auberge ! Je comptais peu dans cette cellule familiale. Elle n’avait pas besoin de boire pour être aussi rétive que mon père. Je devais travailler durement pour mériter la soupe au gras du soir ; couper le bois, curer les auges des cochons, gratter le plancher à la paille de fer si par malheur, j’oubliais de retirer mes souliers crottés avant d’entrer dans la maison. Les corvées ne manquaient pas. Cette vie m’était insupportable, les quolibets que je subissais dans la cour de la communale me couvraient de honte. Les sourires en coin et les chuchotements sur le chemin du retour me faisaient accélérer le pas. Mon corps se réveillait à l’aube de mes treize ans. Mes parents n’étaient plus obligés de m’envoyer à l’école. Il me restait quelques semaines à tenir. J’allais devoir, à contrecœur, quitter tout espoir d’apprentissage. Au moins, je m’éloignerai de ces moqueries. Confronté à l’autorité exacerbée de mon père et de cette marâtre, je les mettais finalement tous les deux dans le même panier.
Papanisette ne rapporta pas la paye le vendredi suivant, pourtant il sentait la vinasse à quatre sous. La mine allait fermer, pas par manque de charbon, mais par obligation nationale. Les Teutons, affublés de leur casque à pointe, venaient encore chatouiller nos frontières. Une bonne partie des gueules noires allaient troquer leur pioche contre des fusils Gras ou des Lebels pour les plus chanceux afin de repousser les Mausers de l’envahisseur. Le garde champêtre avait déjà collé sur le mur de la mairie l’avis de mobilisation quand les gendarmes frappèrent à la porte de notre maison. Ils demandèrent à voir mon père, mais celui-ci devait toujours être chez la Lucienne. La mère promit qu’il se présenterait dès le lendemain matin muni de son fascicule de modèle A et de son livret militaire. Il rentra plus tard ce soir-là, plus alcoolisé que d’habitude. Elle lui tendit l’ordre d’enrôlement déposé par le brigadier. Sans un mot, il se dirigea vers l’armoire, vida le porte-monnaie et prit un sac de jute pour y fourrer quelques effets. Elle comprit aussitôt que son mari allait partir. Elle tenta de le persuader de l’emmener avec lui. Elle n’eut pour toute réponse qu’une gifle magistrale qui lui fit renverser la soupe qu’elle s’apprêtait à servir. Le dîner allait se résumer à un morceau de pain, je n’avais pas réussi à tirer sur les lapins tant je les trouvais mignons. Le lâche devait craindre de ne pas avoir sa ration de pinard sous les drapeaux. Je ne les aimais pas, mais je n’allais pas les laisser fuir devant l’ennemi, la honte serait encore plus grande pour moi. Qu’allaient dire les gens du village dans mon dos et pire mes camarades de la communale ? Déjà que j’en avais peu ! Je restai stoïque, tout en nettoyant le fusil de chasse qui nous nourrissait. C’est à ce moment-là que je pris la décision de supprimer ces larves de mon champ de vision. J’allais leur régler leur compte et laver toutes les injures et humiliations subies. Le sommeil avait envahi la maison. Le calme était revenu. La bête avait eu ce qu’elle voulait, sa femelle aussi. Profitez bien de votre nuit ! Votre fuite n’aura pas la destinée que vous espérez. Je fis irruption dans l’unique chambre. La solution entre mes mains. Juste une pression sur la détente, j’allais retrouver mon honneur, moi, qui avais toujours appris mes leçons, rêvant une vie meilleure.
Bang ! Un seul bruit. La France n’avait rien perdu. Moi non plus, bien au contraire !
Je pris le baluchon et les papiers de mon père. La fin justifiant les moyens, je troquai sans regret mon identité avec la sienne. Le front m’attendait, j’avais faim de liberté.
*
Mon chemin était ponctué de petits gibiers piégés au collet que j’échangeais dans les fermes et maisons sur mon passage. Cette maigre pitance me rapportait le gîte et le couvert et c’était déjà ça. Mon plus long séjour et ma plus belle rencontre furent aux pieds des collines vosgiennes. Edwige, une paysanne seule avec sa fille Anna, m’accueillit les bras ouverts, prêts à les refermer sur les deux lièvres qui alourdissaient ma gibecière et sur la perdrix qui pendait à ma ceinture. Son homme étant parti au front, elle était heureuse de retrouver un peu d’aide pour assurer les tâches de la ferme. En échange, j’avais le droit de partager la chambre de sa progéniture résidant dans l’unique pièce chauffée du logis. Sans équivoque, elles surent toutes les deux l’objet de mon périple vosgien. C’était une femme autoritaire, mais attachante. Son prénom issu du germanique « had » et de « wig » signifiait « bataille et combat ». Il lui allait comme un gant, mais j’en avais vu d’autres. Dès la levée du coq, nous sautions de notre lit pour enfiler à la hâte nos habits sagement pliés sur le dossier de notre chaise respective. Les taches étaient toujours les mêmes, la basse-cour, l’étable, la bergerie. Parfois, j’en arrivais à imaginer le gallinacé mijotant dans un faitout sur cuisinière à bois. L’inspection des lieux vers onze heures pouvait nous laisser prétendre à un déjeuner mérité. Mais la journée avait une fin et la plus belle que je pouvais espérer. Caché derrière les rideaux de mon lit à baldaquin, j’observais Anna faire sa toilette torse nu devant son broc et sa bassine en faïence. La volupté de ses courbes suffisait à bercer mes rêves les plus audacieux. Alors je m’endormais en imaginant la tenir dans mes bras. Sourire aux lèvres elle faisait mine d’ignorer ma présence. Un jour, certainement lasse de me voir l’épier, elle ouvrit brusquement le voilage de ma couche et dégrafa son corselet afin que je puisse contempler de plus près ses tétons rebondis. Son rire résonna dans toute la maison. Anna était âgée de 18 ans ! J’aimais l’idée de perdre mon pucelage dans les bras d’une femme plus mûre que moi, même si j’étais de cinq ans plus jeunes qu’elle. Ces conversations naïves me comblaient. Elle ne faisait pas preuve d’une vivacité d’esprit, mais la pauvrette n’avait pas eu l’occasion de fréquenter la communale comme moi. Elle était belle avec ses seins fermes et sa coiffe alsacienne, c’est tout ce qui comptait pour moi. Plus timide qu’elle le laissa paraître, elle ferma la lumière. Elle était, malgré sa hardiesse, Jumpfer 1 et moi en soif de découverte. Comprenez que nous allions mutuellement passer à la casserole, alors que nous n’avions jamais mis le couvert. Nous nous promîmes de nous revoir, enfin c’est ce qu’il me semble avoir dit en remontant mon pantalon.
*
Le conflit ne cessait de redoubler de force, ma France réclamait son lot de chair à canon. En ce qui me concerne, je ne concevais pas que l’on puisse se soustraire à son engagement. Je promis à Anna une correspondance fournie et bavarde ce qui la fit sourire. Ce n’était pas permis à tout le monde d’en découdre avec le Teuton et j’avais bien l’intention de faire mon devoir en me rendant au cœur de l’action. Quelques saucissons trouvèrent naturellement leur place dans mon baluchon. Je quittai le village sans me retourner, certain d’y revenir très vite. Ce n’étaient pas quelques casques à pointe qui allaient m’empêcher de revoir mon Anna surtout que maintenant, je n’avais plus besoin de me cacher derrière les rideaux de mon lit. Les premiers kilomètres furent une promenade de santé, battre la campagne était mon terrain de jeu préféré, mais la désolation des hameaux traversés m’effrayait. Le front s’approchait au fur et à mesure de mon périple alsacien. Les jours qui suivirent me permirent de prendre conscience de la réalité épouvantable du conflit. Le froid de l’hiver 14 glaçait le bout de mes doigts malgré les mitaines qu’Anna m’avait tricotées avec amour. Quelle fierté ! Ce n’était pas la mère qui aurait eu cette touchante attention. Anna devait à coup sûr me regretter en se souvenant du bonheur que je lui avais fait découvrir, enfin me semblait-il.
*
J’arrivais à Odratzheim, terre de mes ancêtres. Une miche de pain chez le père Baùtz accompagnée d’une poignée de mirabelle donnée par sa femme allait faire mon déjeuner et le dîner avec. Le garde champêtre battait son tambour comme si sa vie en dépendait, ce qui n’était pas exclu. Il sonnait le rassemblement pour inciter les jeunes proscrits à rejoindre les rangs de l’armée et défendre leur pays. L’ordre de mobilisation résonnait à travers le son de sa caisse claire. Les visages se glaçaient, d’autres, s’interrogeaient sur le bien-fondé de ce subit élan de patriotisme. Quelques individus haussaient les épaules prétextant que la moisson ne pouvait pas être reportée et s’éloignèrent. Les plus nombreux entonnèrent la Marseillaise. D’autres clamaient « Qu’on en finisse ! Vite ! ». Les plus braillards promettaient de revenir avec les moustaches de Guillaume. Le bruit des canons retentissait au-delà des montagnes vosgiennes, le son d’un père réclamant ses fils en attendant le cri d’une mère pleurant ses enfants. Moi, à part Anna peut-être, personne n’allait me regretter, c’était déjà ça. Sans fanfaronner, résolument digne et sans faiblesse, je pris place naturellement dans la file sous les regards parfois interrogateurs de mon entourage. Mes traits fins m’avaient valu aussitôt le surnom de « Hàmele », par mes futurs copains. Les plaisanteries cessèrent vite. Une phrase revenait sans cesse dans les conversations. « On a tué Jaurès ! » Et c’est sur cette nouvelle que nous suivîmes la route vers Fontainebleau, point de ralliement pour nous engager dans ce conflit naissant qui se promettait de courtes durées. Dans les rangs, le bouleversement se lisait sur les visages et dans le regard des hommes. L’assassinat de Jaurès alimentait les conversations. La tristesse prenait le pas sur l’enthousiasme d’aller défendre la patrie. La population continuait malgré tout à agiter le drapeau sur notre chemin, mais la stupéfaction face à cet événement symbolisait le basculement dans l’incertitude, la peur de la guerre désormais inéluctable et de son lot d’horreurs. Je marchais à côté de Louis, un garçon plein de bonnes intentions, mais qui me regardait bizarrement. Il n’hésitait pas à porter mon sac quand je le lui demandais, même quand je ne le sollicitais pas, d’ailleurs. Ses œillades m’interrogeaient. J’essayais de détourner son attention en lui montrant ces paysages magnifiques que nous traversions. Il venait de Poitiers et ne connaissait pas ma France à moi. Rien n’y faisait, il avait l’air d’attendre quelque chose en retour. Qu’est-ce qu’il s’imaginait, certainement pas ! J’avais décidé de m’éloigner, pas la peine de le lui laisser espérer quoi que ce soit. Dommage, c’était déjà difficile de se faire des relations. Pourtant, là où nous allions les amis c’était du précieux, ça pouvait même vous sauver la vie, c’était pour vous dire ! Nous nous arrêtâmes dans une ferme pour la nuit. Le paysan nous accueillit bon gré mal gré. On allait lui vider son garde-manger, il en était conscient, mais ne rechignait pas à ouvrir sa grange pour nous installer. C’était sa contribution, son effort de guerre puisque ses jambes ne pouvaient plus le porter. Ses enfants interprétaient dans la cour un simulacre de conflit où deux peuples convoitaient un unique bonbon adroitement caché dans la ferme. La règle du jeu ne devait pas avoir été suffisamment explicite. La colère grondait, s’ils avaient su que ce divertissement était la réplique miniature d’une situation où l’on avait tout à perdre quand la vanité et l’orgueil prennent le pas. Heureusement, les bouderies n’allèrent pas durer, les gamins sont capables de se réconcilier, nous non. Nous arrivâmes au sud-est de Paris sur les genoux, pour ceux qui en avaient encore. Je vous passe ce périple qui n’a aucun intérêt par rapport à ce que les fantassins devaient subir sur le front est. Dès l’après-midi même, après une visite médicale protocolaire, les gradés dans leurs beaux uniformes nous distribuèrent des couvre-pantalons bleus afin de dissimuler au mieux celle de nos vêtements. Moi je m’étais fait une fierté d’endosser les couleurs de mon pays ! La pénurie se fit vite ressentir et certains d’entre nous reçurent l’ordre strict de porter les pans de la capote relâchés et cacher ainsi le plus possible nos effets personnels. Le soir venu, après une assiette de fayots, la colonne de conquérants partait vers son destin. Des ouvriers sur notre périple construisaient la route des Crêtes. Nous nous émerveillions de la performance que ces hommes réalisaient pour nous permettre de traverser les Hautes-Vosges. L’entreprise nous semblait insurmontable et nous étions persuadés que nous serions rentrés dans nos foyers avant que le dernier caillou ait trouvé sa place. Bref ! Aussi spectaculaire que le chantier puisse être, il était pour bon nombre d’entre nous, inutile. Il nous en coûta 4 jours de marche pour rejoindre le bataillon auquel nous étions affectés. Le chemin était plus difficile que je pouvais l’imaginer. Mes pieds me faisaient souffrir horriblement. Écrire à Anna ? Encore aurait-il fallu que je prisse son adresse avant de baisser mon falzar, mais un gars du régiment, facteur de son état, m’indiqua le nom du lieu-dit près de Soultz. La destination était approximative, mais suffisante selon ses dires. J’avais choisi la plus belle carte postale de la plus chic librairie, enfin celle qui était toujours debout. Cette vue de Verdun n’était pas très loin de là où nous nous rendions. Paul un copain du rang m’avait prêté son crayon, j’avais oublié d’en emmener un. Il ne me restait plus qu’à trouver les mots. Je cherchais comment lui dire combien je l’aimais, combien j’avais goûté ces moments d’intimité qu’elle m’avait confiée. Ils étaient pour moi, une promesse éternelle. Sa coiffe rayonnait de mille feux dans mes souvenirs. Elle avait la grâce surtout quand elle levait haut les bras pour la nouer mettant en avant cette poitrine plantureuse. L’eau-de-vie, la prune comme la nommait le père, ne pouvais pas rivaliser avec cette vision qui me faisait tourner la tête. Alsace. Que tu es magnifique, parfois même fabuleuse et surprenante ! Si j’avais continué à prendre le chemin de l’école, alors je t’aurais mieux qualifié. Tes vallées, tes sommets, tes cascades, tes lacs emplissent mes yeux de regrets de n’avoir pu les parcourir avec mon aimée. Les avoir découverts à la communale m’aurait permis de le lui conter. Je comprends que l’on puisse pleurer de joie, d’émotions et de peur, surtout de peur.
*
La guerre était bien plus meurtrière que je pouvais l’imaginer. Mes vêtements rougis par le sang de l’ennemi me donnaient la nausée. Pour diminuer la brillance de la grosse plaque en cuivre de mon ceinturon et les boutons de ma capote, j’ai même dû les ternir avec du cirage noir pour qu’ils ne reflètent pas le soleil. Je me raccrochai à la vie en écrivant à Anna et en serrant vigoureusement mon fusil Gras. La nuit, j’entendais les Teutons creuser sous nos pieds. Beaucoup d’entre nous tombèrent sous les balles des shrapnells ou des obus de 105 millimètres. Je serrai fort la photographie qu’Edwige m’avait confiée de sa fille, en première communiante, lucide de notre amitié. Elle m’avait chamboulé l’esprit, sa mère n’était pas dupe. Je prenais conscience de la place qu’elle avait bien voulu occuper dans mon existence, de cette maturité offerte, moi qui n’étais encore qu’au début de ma vie. Plus les obus tombaient, plus les gaz envahissaient nos tranchées et plus je pensais à me blottir dans ses bras. Je sais, vous allez imaginer que j’ai abandonné ma gouaille, mais la guerre vous change un être, quels que soient son âge ou ses sentiments. Il fallait tenir, et pour moi, c’était lui écrire.
Ma chère Anna, mon unique raison d’être,
Anna, j’ai tellement honte. Je ne t’ai pas écrit depuis tant de temps. Ça fait bien 14 jours que je n’ai pas pris ma plume pour te dire que je t’aime. C’est d’la faute aux bombardements intensifs que nous subissons. Tant de malheur s’abat sur nous que je n’arrive pas à penser à nous. Ici, nous survivons, enfin pas tous. Ne t’inquiète pas, moi, je serai toujours là pour toi, j’en fais le serment. Croix de bois, croix de fer, si je mens, je vais au paradis des valeureux soldats sacrifiés pour la France. J’imagine mon retour. Il sera amoureux, apaisé de te retrouver saine et sauve. Notre nuit ne comptera pas les heures sombres de ces funestes moments. Mon cou, ma tête s’enfoncent dans mes épaules. Il pleut la mort. Rassure-moi, cajole-moi, donne-moi l’amour que je n’ai pas reçu lorsque j’étais en âge d’être réconforté, quand l’enfance se contente d’un baiser sur le front pour estomper la douleur. Je suis parmi ces soldats qui comme moi ont quitté leur champ de betteraves pour ce champ de bataille. Je souhaiterais tellement revenir et oublier de te conter comment j’enfonce ma baïonnette dans le ventre de nos anciens voisins qui comme moi ne comprennent pas pourquoi ils sont là. Vu l’intensité des bombardements sûre que je vais y laisser un bout de mon être, pourvu que ça ne soit pas mon cœur, celui-ci t’appartient. C’est dur, tu sais. Aïe ! Aah ! Autsch ! Que l’on s’exprime dans la langue de Molière ou celle de Goethe, la douleur n’a pas de frontière et ces cris internationaux hantent mes nuits. Comment vais-je surmonter ça ? Comment vais-je te regarder ? Comment vais-je expliquer ça à nos enfants ? Sais-tu au moins que je désire en avoir ? nous ne l’avons même pas évoqué. Mais ces souvenirs je les tairai. Ces moments, je les garderai pour moi, afin qu’ils n’entachent pas notre avenir et le sourire de nos gamins. Promis, si j’en reviens, je n’en parlerai jamais. Nous reprendrons notre vie là où nous l’avons laissé derrière les draps de notre lit à baldaquin.
Ton amour.
Aussitôt écrite, j’en regrettais le contenu, mais le vaguemestre impatient avait déjà emporté mes mots sortis tous seuls de mon crayon. Je culpabilisais. Moi, je lui avais fait le serment de la réconforter avec des messages d’amour. J’en étais venu à lui envoyer de quoi l’angoisser davantage. Le vague à l’âme, j’arpentais la tranchée, les souliers dans la boue quand soudain, un copain m’invita à m’asseoir à côté de lui pour me restaurer. Ça tombait bien, nos désignés casques à pointes avaient décidé de nous arroser une nouvelle fois de leur pluie mortelle. Mon Alsace vibrait sous les averses d’obus. À croire qu’ils voulaient détruire leurs propres galeries creusées sous nos pieds ! J’ai failli pleurer de peur, mais en ai-je le droit, me pardonnerais-tu si par faiblesse, une larme coulait sur ma joue ? J’aime tellement te parler même si je sais que tu ne peux m’entendre. Que la mine graphite d’un crayon a de vertu quand la gomme a le pouvoir de l’oubli. Je pense à toi chaque soir et je m’endors en t’espérant à l’abri de cette démence et de cette souffrance.
*
La pluie d’obus s’arrêta au petit matin, nos tranchées étaient saturées des gaz lacrymogènes et je ne pouvais plus respirer. Le répit fut de courte durée à croire que ces salauds de Teutons s’étaient fait le mot pour nous pourrir la vie, enfin ce qu’il en restait. Promis, le prochain qui se présenterait au bout de ma baïonnette finirait empaillé devant mon poulailler. Déjà des camarades étaient évacués vers l’arrière. Le capitaine à peine plus âgé que moi, mais lui devait avoir son bachot, me tira par le col de ma capote, incapable que j’étais de réagir. Ma jambe me faisait mal. L’infirmier, désigné médecin puisque le titulaire s’était éparpillé lors du dernier pilonnage germanique, me força à boire le schnaps qu’il me tendit afin de couper ma gambette pour éviter la gangrène. Mon sort était entre ses mains. Sa croix rouge sur sa manche de manteau aurait dû à elle seule me rassurer. Je refusai, préférant mourir debout, sans béquilles, face à l’ennemi, et à celui qui nous a déjà infligé le rattachement à cet abject pays en 1870. Nous, on est alsacien, fier de l’être, on ne va pas plier devant son avantage militaire et son entreprise chimique Bayer, fabrique maudite promise à coup sûr à un bel avenir. Honni soit ce peuple pour les générations à venir. Soyez damnés, fils, petits fils, vous êtes vil, avide de territoire soucieux de prendre possession des richesses de vos voisins, qu’elles soient culturelles ou industrielles. Barrez-vous avec vos pétards de carnaval, vous n’aurez pas ma France, elle est à moi, mais l’ivresse et la douleur m’emportèrent. Je pressai entre mes mâchoires mon portefeuille de cuir qui contenait la photo de mon aimée. Aide-moi, Anna ! Prends ma main et serre-la, lui me prend ma jambe ! Mais ça, je n’oserai lui écrire. M’aimerait-elle malgré tout, imaginerait-elle ma faiblesse ? Je ne pourrais le supporter. Deux jours de coma. Deux soleils absents. Puis mon évacuation à l’arrière dans un hôpital de fortune où nous nous entassons. Des heures à penser à elle. Je passe des heures à regarder par la fenêtre ces abeilles insouciantes butiner les géraniums. J’essaye de coucher des mots sur une feuille de cahier scolaire et tenter de feindre ma douleur, puis joindre à mon pli un pétale de cette iridacée insignifiante, comme pour me redonner espoir.
Le 30 nov.17
Ma douce, ma trütschel,2
Comme je me satisfais que tu sois si loin de moi, à mille lieues de cette folie humaine où s’affrontent deux peuples qui ne savent pas pourquoi ! Malgré cette terre maintes fois retournée, un crocus pointe son bourgeon. Crois-tu que ce soit un signe ? Quelle est l’issue de ce conflit, imagines-tu que la vie reprenne ces droits ? Tu vois mon désir, je pense, à toi. Et toi songes-tu à moi, si loin maintenant ? J’aimerais tant m’abreuver de tes mots, mais mes lettres restent sans réponse. Nous recevons peu de courriers et les quelques nouvelles qui circulent parmi nous, nous réconfortent sur ce qui se passe à l’arrière. Je les lis comme si elles m’étaient destinées. Avec les éclats d’obus, je t’ai confectionné un coupe-papier pour libérer mes baisers plus vites et que nos cœurs se rejoignent. Je dois te laisser une nouvelle fois. C’est l’heure de dîner, à l’hôpital nous mangeons tôt, il faut dire que nous sommes tellement nombreux. Ce soir, les cuistots ont piégé quelques rats et lapins perdus comme nous dans cette confusion, tu vois, nous survivons. J’espère que toi aussi, ma tendre aimée, tu trouves de quoi te rassasier et prendre soin de ta mère. Bientôt la Saint-Nicolas, tu sais combien je raffole de ces merveilleux mannala et bredele3 et 4 que ta maman prépare pour l’occasion. Crois-moi, nous serons ensemble pour les fêtes de fin d’année qui approchent à grands pas. Hans, un copain, en convalescence comme moi, possède un sérieux coup de crayon. Il ne peut s’empêcher de dessiner au dos de nos lettres quelques traits. C’est un rituel comme un curé bénirait nos courriers. Hansi, comme on le surnomme, esquisse tantôt un avion, tantôt un valeureux soldat. Autant dire n’importe lequel d’entre nous. Il m’affirme que c’est moi ! Il n’a personne à rassurer derrière les lignes ennemies. J’en arriverai à l’envier. Pourtant, là où nous sommes, le paysage est magnifique. Quel gâchis ! Le pilonner ainsi avec ces tonnes de bombes ! Bientôt, tout sera fini, promis ! Et, je t’emmènerai découvrir combien la nature peut être belle quand on la laisse tranquille.
Je t’aime ma destinée !
Je n’avais pas eu le courage de lui dire qu’elle ne pourrait plus s’appuyer sur moi comme par le passé, et que nous ne pourrions plus courir ensemble dans les prairies. Les mots n’avaient pas réussi à sortir de la mine de mon crayon. Peut-être redoutaient-ils de ne plus être à la hauteur de son amour.
*
Démobilisé, j’ai pris le chemin du retour. On s’était battu pour rien, puisque l’on s’était réconcilié. L’Alsace avait payé son tribut à la guerre. La ferme d’Anna et de sa mère n’était qu’un tas de pierres noirci par les flammes. Cette désolation me laissa pantois, seul le chien me sauta au cou, trop content de voir ma trombine. De retour au village, le garde champêtre m’expliqua que les bombardements avaient éclaté peu de temps après mon départ. Devant mon incompréhension, il m’indiqua où je pourrais les retrouver. Pour la première fois de ma vie, des larmes coulèrent le long de mes joues. Parmi les tombes fraîchement alignées, je reconnus suspendue à une croix de bois blanc la coiffe d’Anna et le dernier bouquet de fleurs que je lui avais ramassés dans les prés voisins. Ma colombe s’était envolée confiant au vent nos tendres souvenirs. J’ai coincé sous un caillou, l’ultime lettre que je lui avais écrite. Je voulais la lui remettre en main propre, à genoux comme le font les amants qui se promettent l’éternité. La bise aussi capricieuse que la vie l’emporta loin de nos êtres réunis laissant sur place l’anneau témoin de mes sentiments.
le 18 déc.17
Ma chère, ma douce, ma tendre aimée,
Permets-moi de te vouvoyer pour une fois afin de te montrer combien les mots que je m’apprête à t’écrire ont de l’importance pour moi. Vous m’avez conquis par votre audace, par votre timidité feinte, par ce sourire parfois gêné, que vous n’arriviez pas à dissimuler. Nos premiers regards ont suffi à me faire comprendre que nos destinées étaient liées. Par cette lettre, sachez que le bouquet de désirs que je dépose à vos pieds vaut bien plus que les pâquerettes cueillies jadis dans votre jardin, quand bien même celles-ci fleurissent à jamais l’hôtel de notre amour. Je vous demande d’être ma femme, d’être ma compagne, mon soutien, mon avenir. Vous avouer mes sentiments serait tellement réducteur. Vous êtes plus que ça, vous êtes ce que je suis, ce que je veux être, ce que nos enfants seront. Acceptez cette bague ! Elle ne vaut que le temps qu’il m’a fallu à la façonner dans un éclat d’obus. Votre tendre dévouée.
Ton Adèle.
P.S. Je suis démobilisée, Anna ! Nous allons enfin vivre ensemble même si nous devrons certainement nous battre ou partir au bout du monde pour que notre attachement soit compris. Je t’aime tant et rien ni personne ne pourra s’y opposer.
Notes

1 Pucelle, vierge en alsacien

2 Ma poulette

3 Petits bonshommes briochés aux yeux de raisins, appelés aussi Maennele.

4 Petits fours confectionnés à l’occasion des fêtes de fin d’année

Remerciements
Chers lecteurs,
Cette courte nouvelle est une pure fiction. Elle est inspirée des nombreux livres et documents que j’ai eus entre mes mains notamment ma collection personnelle de lettres et cartes postales de la Grande Guerre glanées dans les vide-greniers et des témoignages familiaux. J’ai puisé dans cette abondante collecte le poids de ces Lorrains et Alsaciens qui ont tenu tête à l’ennemi et à cette séparation de leur France. Le temps s’octroie de porter une vision amnésique et confortable. La mémoire s’effaçant quand ses participants disparaissent, elle nous permet d’oublier ce que nos aïeux ont vécu et ont souffert au nom de leur patrie. Quelle importance, ils sont morts. En quoi leurs témoignages auraient-ils un quelconque intérêt ? Ce sont des anecdotes anciennes, l’avenir est devant nous ! me diriez-vous ? Mais comment le construire sans se souvenir ?
À Paul, mon grand-père qui m’a conté sa propre histoire et comme bien d’autres, tut ses profondes blessures. Un prochain roman dont le titre sera « Je m’appelle Paul et je marche » lui sera consacré. Je remercie aussi Jean, mon père qui m’a transmis le goût de m’interroger sur mes racines.

 

Alors, qu'en dites-vous?