Lire un extrait… Un curieux voyage chapitre 6

Chapitre 6

L’errance de David. Paléolithique supérieur, vers 36 000 ans avant le présent 

 

Avez-vous déjà eu cette sensation de tomber dans un puits ?

Cette chute vertigineuse dans un trou sombre dont vous ne pouvez distinguer le fond. Ce vide autour de vous qui vous creuse le ventre, cet impact que vous attendez et que vous redoutez et puis soudain plus rien !

J’avais les yeux fermés et la sensation d’être entouré d’une fange glaciale, sombre et visqueuse. J’avais froid. Je devinais une lueur blafarde derrière mes paupières. Les vomissements et les spasmes dont j’étais victime ne m’incitaient pas à reprendre contact avec ce nouvel environnement. Une douleur lancinante au niveau de la nuque, dont l’origine m’était inconnue, se propageait jusqu’au milieu de mon dos. Une plaie juste au-dessous de l’os occipital saignait abondamment. Je ne savais pas ce que je faisais là, j’avais perdu tous mes repères, je me souvenais vaguement d’un environnement humiliant dans lequel j’avais été précipité. J’en avais même oublié mon nom.

Blanc, voilà la première idée qui me vint à l’esprit. Tout autour de moi devait être blanc. C’est après de longues minutes qui me semblèrent une éternité que je finis par prendre conscience de la situation dans laquelle je me trouvais. Des murmures contribuèrent à me convaincre de prendre garde et de reprendre un contact visuel.

Je distinguai à peine les formes qui s’agitaient autour de moi. Les arbres gigantesques étaient recouverts d’un épais manteau neigeux, les herbes folles, mais rares étaient gelées, la luminosité de la scène était extrême. J’étais dans une forêt clairsemée dont les essences étaient composées majoritairement de pins sylvestres, de bouleaux et d’autres espèces qui m’étaient complètement inconnues. Un vent violent balayait tout sur son passage. Une pluie battante ruisselait sur ma peau, je n’avais rien pour me protéger, nu, apeuré, j’aurais facilement pleuré ma mère si elle ne m’avait pas abandonné dès mon plus jeune âge. La sensation d’une présence m’obligea à me ressaisir.

Une silhouette à peine plus grande qu’une enfant était plantée devant moi et essayait de me réanimer en me frappant avec un bâton. J’avais connu des réveils plus tendres, des rencontres plus formelles, des premiers contacts plus accueillants, j’avais l’impression d’être un animal de cirque pour elle. Celui que l’on n’ose pas toucher, mais que la curiosité vous oblige malgré tout à découvrir. Elle commençait à me faire mal cette bourrique avec sa canne. Elle n’était pas du tout mon genre d’ailleurs. Je ne comprenais rien à son langage. Qu’espérait-elle et que me voulait-elle ? Avec son mètre trente à peine, ses cheveux qui n’avaient jamais connu le peigne, ses poils à rendre jalouse une Portugaise, elle était là, plantée devant moi. Aussi surprise que je pouvais l’être, elle esquissait un sourire découvrant une dentition qui aurait ravi un étudiant en médecine. Toute fière de sa trouvaille, elle me tendit une peau de renne pour cacher ma nudité. Son odeur de graisse rance était répugnante, mais sa protection salvatrice. Elle me fit comprendre de venir avec elle, je n’avais pas grand-chose à perdre de toute façon. La pluie glaciale redoublait d’intensité et je n’étais pas en mesure de refuser. La faim commençait sacrément à me tirailler le ventre.

*

Après quelques pénibles heures de marche, mon guide me montra, avec son plus beau sourire, un petit groupe d’individus, en contrebas de notre position. Contrairement à mes juges qui voulaient m’envoyer au Crétacé et après avoir observé mon environnement, j’en déduisais que j’étais en pleine période du paléolithique supérieur, dans la seconde partie de la dernière glaciation de Würm.

Elle me fit signe de ne pas la suivre et de rester un peu à l’écart. Je trouvai refuge à l’aplomb de la falaise où une petite grotte me tendait les bras. L’endroit était sombre, mais me permettait au moins de me protéger de la pluie et de rester au sec. Elle descendit la colline et rejoignit ses congénères. La discussion semblait animée, mais au bout de quelque temps elle revint avec les bras chargés de victuailles. Elle prépara un feu en frottant deux bouts de bois l’un contre l’autre et recueillit à travers de fines brindilles les précieuses braises. Elle commença à cuire un épais morceau de viande auquel elle ajouta des herbes qui n’avaient rien de provençal, mais qui dégageaient une odeur des plus alléchantes. Je n’avais pas la carte du menu, mais chaque fruit, chaque tranche de viande semblait venir tout droit d’un trois étoiles. Je savourais ce délice au pays des merveilles. Ce n’était pas vraiment l’époque, mais ce barbecue improvisé me redonna un peu de réconfort.

*

Les jours suivants me semblèrent interminables. Il faisait un froid glacial. Seul à l’entrée de ma grotte, à entretenir mon feu de camp, j’attendais, toujours avec impatience, l’unique vie presque humaine qui daignait venir me rendre visite. Dès que j’ouvrais la bouche, elle sursautait et reculait à bonne distance, mais avec le temps, elle finit par admettre que je ne lui voulais aucun mal. Joignant le geste à la parole, j’essayais tant bien que mal d’échanger avec elle. Nos dialogues de sourds finissaient par nous faire rire, enfin chacun à notre façon.

— Je suis David Crowder. Répète : David.

Aucun son audible ou compréhensible n’arrivait à sortir de sa bouche, pourtant elle y mettait du sien. Elle avait dû étudier « charabia » en première langue. Un langage confus et inintelligible, mais qui compte tenu des efforts qu’elle déployait et des gestes qu’elle y associait, semblait prendre un sens malgré tout. À moi de tenter de donner une signification à toutes ces syllabes qui sortaient à grand-peine de ses cordes vocales.

— Crowder, lui répétai-je.

— Crôoo ! me répondit-elle.

— C’est presque ça CROWDER.

— Crôoo ! me lança-t-elle avec un sourire de vainqueur.

— D’accord et toi ? lui demandai-je en pointant mon doigt dans sa direction.

Sur la défensive, elle fit un bond en arrière.

— Non ne crains rien, moi Crôoo toi ?

— J’étais un peu présomptueux, mais je voulais quand même essayer.

— Bon je vais te baptiser ! toi c’est Lucy, d’accord ? Moi Crôoo, toi Lucy ?

J’eus pour toute réponse, un sourire édenté, mais qui signifiait quand même que nous nous étions compris. J’allais me contenter de cet échange. Ça me faisait un peu mal de m’appeler subitement Crôoo, mais dans le contexte préhistorique dans lequel j’étais tombé, c’était presque drôle. À part moi, personne n’était là pour partager ce moment épique.

*

De jour en jour, le groupe d’homo sapiens commençait à se rapprocher de moi. Il faut dire que je devais être une bête curieuse à leurs yeux. Avec ma peau blanche et ma carrure pour le moins discrète, mon système pileux que j’aurais aisément qualifié de piteux, j’avais l’impression d’être une fois de plus l’attraction d’un parc zoologique.

*

J’essayais tant bien que mal d’entretenir le feu de Lucy pour me réchauffer dans ma caverne. J’avais tout à apprendre, j’avais tout oublié. De génération en génération, de confort en fainéantise, je savais juste sortir mon Zippo de ma poche pour allumer un clope, programmer mon micro-ondes et pousser un caddy pour remplir un chariot de viande congelée. Eux, du plus petit au plus grand, étaient capables de chasser, de cueillir les bonnes herbes, de ramasser les meilleurs fruits, de traquer et de vaillamment affronter des animaux bien plus dangereux que nous. Moi, je les regardais faire et j’étais invité à partager leur récolte. C’était encore une humiliation de plus que je devais accepter.

*

Le temps ne fait rien à l’affaire, pourtant celui qui m’était conté devait me permettre de revivre des moments inoubliables. Je n’avais aucun espoir de revoir mon pays, mon époque et mes copains tels que je les avais connus. J’avais payé le prix fort. Soupçonné d’avoir contribué par mes caricatures à soutenir les tentatives de renversement de la Fédération, mon procès avait été vite expédié. Je faisais partie d’un cercle d’amis et nous passions notre temps à refaire le monde autour d’un verre. Mais pour la Fédération, un groupe de potes qui bavarde n’est autre qu’un mouvement révolutionnaire en puissance.

*

Il fallait que je m’intègre dans cet univers qui n’était pas de « haut style », mais plutôt hostile. Vêtu de ma peau de renne qu’aucun couturier n’avait pensé à dessiner, j’avais bien l’intention de les guider, de leur transmettre le peu que je savais quitte à bouleverser l’ordre des événements. La Fédération serait contrainte d’abandonner le postulat de causalité qui veut que l’effet ait obligatoirement lieu après la cause, admettre que le passé existe encore, et qu’il n’est donc pas réellement passé. J’allais lui dilater le temps autant que j’allais me dilater la rate. Bref, un pied de nez qui allait me permettre de prendre le mien. Ces politicards voulaient du spectacle et bien ils allaient en avoir. Impuissants, assis sur leur strapontin, j’allais leur pourrir leur attraction. J’étais devenu le Monsieur loyal.

*

Le feu, sacré, purificateur, cicatrisant, allait déjà refermer cette vilaine plaie que j’avais derrière la nuque. J’avais confectionné un outil de fortune composé d’un long manche de bois durci à la flamme du foyer, prolongé d’un silex chauffé à blanc. Avec beaucoup de peine, je fis comprendre à Lucy qu’elle devait me l’appliquer derrière le cou. Elle ne voyait pas l’intérêt de me faire du mal même si c’était pour mon bien. La douleur fut vive, d’autant que mon infirmière n’éprouva pas le besoin de le retirer alors que je lui faisais des signes désespérés. Elle se contentait de le maintenir encore et encore avec toute la minutie dont elle pouvait faire preuve. La mâchoire serrée sur un morceau de bois, je pleurais ma mère, mais bravement, je résistais. Elle m’observait avec un regard interrogateur et la satisfaction du devoir accompli. Les membres de la peuplade se réunirent autour de moi et m’acclamèrent. J’étais devenu Crôoo « Celui qui avait défié le feu ». À partir de ce jour, je fus intégré dans le clan.

 

Les jours suivants, Lucy fièrement, mettait un point d’honneur à se tenir à mes côtés. Elle m’apprenait l’art du feu, les hommes de la tribu celui de la chasse même si j’étais toujours l’objet de rires tant ma maladresse était encore présente. Si je manquais parfois de précisions au maniement de la lance, je servais de rabatteur lorsqu’il s’agissait d’isoler et de repousser un cheval ou un gros bison dans un aven-piège ou un cul-de-sac. Le soir, autour du feu, les enfants se pressaient sur mes genoux pour écouter des histoires dont le sens leur échappait. Je commençais à acquérir les rudiments de leur langage. Eux avaient encore du mal avec le mien. J’étais presque heureux en fin de compte. Qui y avait gagné, qui y avait perdu ? Loin de cette civilisation qui m’avait maudit, la vie était rude, mais paisible. Au jeu de « à qui perd gagne », j’avais troqué un présent pour obtenir un passé inoubliable.

*

N’étant pas très doué pour la chasse aux lions et hyènes des cavernes, je fus habilement dirigé vers la taille des outils en pierre. Décidément, le bagne m’était destiné. Je passais mes journées à casser et polir des cailloux, pendant que les autres revenaient, vainqueurs, de la chasse ou de la cueillette. De jour en jour, mon doigté se faisait plus précis, plus efficace. Mes créations devenaient de plus en plus prisées et mon ego s’en trouvait satisfait. Je conquérais petit à petit ma place parmi mon groupe d’ancêtres. Régulièrement, ma nuque me chatouillait. Une sorte de picotement lancinant, une vibration que j’aurais pu comparer à une décharge électrique, mais plutôt d’une intensité basse tension. Je n’y prêtais pas spécialement attention tant l’univers auquel j’appartenais maintenant m’accaparait. C’était dans ces moments-là que mon passé me rattrapait. L’unique point qui me reliait à ce présent, était ma passion pour l’art pariétal. Seulement aucun de mes congénères n’avait encore eu l’idée de dessiner ou de peindre quoi que ce soit.

*

Les feux de camp du soir pourtant les interpellaient et les inspiraient. Je les observais à jouer et à s’émerveiller devant les ombres que projetaient les flammes sur les murs de la grotte. Taillé dans un radius de vautour j’avais confectionné des flûtes en gamme pentatonique pour le plus grand bonheur des petits. Le son les effraya, les intrigua et fit ensuite la joie de tout le groupe. L’ambiance était bon enfant, les rires étaient sans retenue. La simplicité joviale de leur attitude me rassurait et je ne pouvais résister à participer à leurs jeux, aussi futiles soient-ils.

*

J’en avais un peu marre de vivre à quatre pattes assis directement sur le sol de la grotte. Je m’étais donc confectionné un tabouret avec une souche d’arbre. Elle me donnait une position dominante sur le groupe, ce qui ne plaisait pas vraiment au chef du clan. Comprenant mon erreur, je lui offris en gage de ma bienveillance envers son statut. Malgré cela, avant le repas, les regards se portaient toujours vers moi, comme si je devais apporter une approbation ou devais ajouter quelques mots en maître de cérémonie que je n’étais pas. C’était leur façon à eux de me dire combien je comptais, combien ils m’aimaient. Le bénédicité ce n’était pas mon truc et je n’allais surtout pas leur apprendre à vénérer qui que ce soit. Les braises faiblissaient et le froid reprenait ses droits, blottis l’un contre l’autre les couples se reformaient parfois avec quelques heurts. Lucy attendait que tout le groupe soit endormi pour venir se lover contre moi avec un regard qui demandait la permission que je ne pouvais lui refuser. Elle le faisait plus pour me rassurer que pour elle, car les nuits étaient le plus souvent inquiétantes pour un novice comme moi. Les hurlements des bêtes me glaçaient le sang. Un de nous avait pour mission de veiller sur le feu et de l’entretenir.

*

Au petit matin, les chasseurs du clan étaient déjà partis en quête de gibier lorsque j’ouvris le premier œil, je n’étais pas très matinal ce qui ne manquait pas de faire sourire les femmes du groupe. Quelques-unes restaient pour garder notre campement éphémère. Lucy et ses copines se destinaient à la cueillette des fruits et plantes sauvages tandis que les autres s’affairaient à préparer la nourriture. Une bonne soupe grasse accueillait les hommes au retour de la chasse. Dans une peau soutenue par un trépied de branches, un savoureux quartier de viande avec quelques os à moelle concassés mijotait doucement. Régulièrement, les femmes y immergeaient des galets brûlants tirés d’un foyer voisin pour en maintenir la température. Nous ne restions pas plus de trois ou quatre jours au même endroit. Tels des prédateurs nous suivions la trace des rennes et remballions nos maigres bagages que nous portions sur notre dos. Par période, la météo se faisait plus clémente et c’était pour nous l’occasion de rester plus longtemps dans notre campement. Mes journées étaient bien remplies, et l’activité physique, intense. Moi qui étais habitué à une vie sédentaire, je ressentais des douleurs à des muscles dont je découvrais l’existence. C’était aussi pour moi, l’opportunité de me poser. Parfois à l’écart du groupe, je renouais avec la seule chose que j’avais emportée avec moi, l’envie et le goût du dessin. Je me surprenais à reproduire, sur la tourbe de nos bivouacs, des motifs qui restaient des interrogations écrites pour Lucy. Pourtant, elle n’en perdait pas une miette. Je la laissais m’observer, pensant que j’allais pouvoir communiquer plus activement avec elle. Elle était curieuse, bien plus sensible que ses congénères. Presque coquette, elle apportait un soin particulier aux vêtements qu’elle se confectionnait. Je lui avais fabriqué une aiguille à chat, en ivoire de mammouth, et lui avait montré comment s’en servir, pour coudre ses morceaux de peau avec des tendons séchés de rennes. Les débuts avaient été laborieux, mais sa persévérance et ma patience avaient fini par avoir gain de cause. Elle déambulait nonchalante et aguicheuse devant les hommes du groupe se montrant dans ses vêtements que lui jalousaient les autres femmes du clan. Ces nouvelles compétences finissaient par lui valoir une place de choix dans notre tribu. Beaucoup reconnaissaient en elle ses aptitudes et venaient la solliciter pour des travaux de couture. C’était toujours de bon cœur qu’elle donnait avant de recevoir.

*

La région que nous traversions actuellement était dépourvue de bois et comble de bonheur de cavités rocheuses. J’appréciais, et je n’étais pas le seul, le talent de notre « Lulu Chanel » locale qui grâce à ses créations nous permettaient de nous protéger du froid glacial que la nuit nous réservait.

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Les jours suivants, nous longeâmes la rivière qui s’écoulait bruyamment devant nous. La fonte des neiges et du glacier l’abreuvait abondamment. Les paysages qui s’offraient à chaque détour du cours d’eau me surprenaient. Les à-pics des falaises semblaient terminer leur course dans ce bouillonnement incessant. La végétation tentait de prendre pouvoir en ces lieux hostiles malgré les éboulis et les éruptions qui tranchaient avec la température ambiante. En file indienne, même si les Indiens n’étaient pas encore de ce monde, nous cheminions à la recherche d’une contrée plus accueillante et plus riche en nourriture.

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Je n’avais pas l’intention de courir après le bifteck le reste de ma vie. J’entendais bien le piéger sur place et m’installer définitivement en ces lieux. J’essayais, tant bien que mal, de faire passer le message à mes gentils camarades, mais à part Lucy qui se fatiguait de ces branle-bas de combat, les autres n’entendaient rien à mes revendications. Les comprenaient-elles d’ailleurs ? Ce mode de vie commençait à me saouler, mais juste au sens figuré. Nos soirées feu de camp manquaient cruellement de musique et d’alcool pour mettre un peu d’ambiance dans ma compagnie. J’avais bien aussi l’intention d’y remédier et de les dévergonder un peu. Avec une gueule de bois, leurs envies de décamper sans arrêt allaient peut-être se calmer. Depuis un mois que nous marchions, j’avais glané quelques feuilles de plantes dont les senteurs ne me laissaient pas indifférent. Maîtrisant maintenant pleinement l’art du feu, je dégustais tous les soirs des cigares, made by Crôoo-Magnon, à faire pâlir de jalousie un Cubain pure souche, il ne me manquait plus qu’un petit air de Salsa pour parfaire l’ambiance. Ces séances de fumigation collective ravissaient les membres de la compagnie. Sans vouloir en rester là, j’avais aussi ramassé suffisamment de graines d’orge et un soupçon d’écorce de saule pour nous concocter une macération qui allait donner un peu de joie à notre clan. Je prenais de plus en plus d’emprise sur le groupe, je m’en rendais bien compte. Le dominant de la tribu aussi, ce qui commençait à lui poser quelques problèmes comportementaux. Je tentais de m’effacer le plus possible pour ne pas semer le trouble dans le clan qui m’avait accueilli.

*

Dans mon équipe de pieds nickelés, il y avait tous les styles de caractère. Du plus téméraire au plus peureux, du plus hardi au plus timide, tout le monde avait sa place, chacun apportait son expérience à la constitution du groupe sans a priori, sans moquerie.

Taï-O, le pétochard du lot avait un rôle important, car paradoxalement, il avait en charge la surveillance du campement. Il donnait l’alerte à la moindre inquiétude, mais au moins nous étions prévenus.

Le plus téméraire d’entre eux répondait au nom de Karhu. Ses exploits de chasse à l’ours abreuvaient les discussions le soir pendant le repas.

Notre timide, Arka, prenait rarement part à nos échanges, mais ses interventions étaient écoutées avec d’autant plus d’importance.

Quant à Zaï-A, entreprenante, elle était très attirée par les plus sportifs d’entre nous.

 

Notre nouveau périple dura trois semaines, trois longues semaines à crapahuter dans un environnement certes magnifique, mais très escarpé. La végétation se faisait de plus en plus abondante sur notre chemin, quoique éparse vu de notre xxi siècle.. Des cavités se dessinaient à des endroits qui subtilement se découvraient sous la fonte des glaciers.

Le clan, dans sa quête, se disloquait et s’étendait maintenant sur plusieurs centaines de mètres. La route était pénible faite de descentes vertigineuses et de montées inversement proportionnelles.

Nous avions renforcé nos traditionnelles bottes en fourrure et peau de renne avec des lanières plus épaisses réalisées en cuir de mammouth. Moins souples, elles ne nous permettaient pas de galoper et nous donnaient une allure pataude néanmoins, elles nous protégeaient des arêtes tranchantes des rochers. Notre périple pour une fois était silencieux. L’ambiance n’y était pas et seule la nourriture nous préoccupait. Les enfants pleuraient leur faim, les femmes s’inquiétaient de les voir ainsi. Les hommes sans mot dire ne faisaient pas les plus malins. J’essayais tant bien que mal de les rassurer même si je n’étais pas partant pour cette nouvelle escapade.

Je l’aurais facilement qualifiée de débâcle s’ils avaient pu en comprendre le sens. Lulu avait fait une mauvaise chute et s’était cassé le petit doigt. Cette quête sans fin de nourriture n’avait que trop duré. Il était temps pour moi de me poser et de mettre à profit mes connaissances d’homo sapiens sapiens. Ce mode de vie ne correspondait pas à ma culture malgré mes efforts d’insertion.

Selon leur tradition et aussi les circonstances, Karhu s’arrêta de marcher le jour suivant la quatrième Lune, ce fut pour nous tous un soulagement. Quand bien même nous n’y rattachions aucune croyance, nous étions prêts à adorer le premier bison d’or venu tellement nous étions fourbus. J’en profitai pour faire une attelle au doigt de Lucy, mais c’était déjà trop tard, mal ressoudé, il avait gardé une forme tordue, ce qui lui procurait un instrument parfait pour se curer le nez. Ce qu’elle faisait d’ailleurs avec beaucoup de classe et de féminité.

Les femmes purent prendre un peu de temps pour cuisiner les cueillettes passagères et les oiseaux que nous avions pu tuer grâce aux arcs que j’avais confectionnés. Ces nouvelles armes avaient été une réelle avancée pour eux qui ne chassaient qu’avec des lances complétées de propulseurs à crochets en os de rennes. Les enfants en profitèrent pour se baigner dans l’eau qui jaillissait à travers les rochers. Un bon bain, une fois l’an, c’était bien suffisant. Malgré ce froid saisissant, je leur emboîtai le pas. Nu comme un vers, je fus le divertissement de la journée ; il est vrai que je n’avais pas leur carrure et que mes pauvres poils, dressés par l’air frais, se comptaient sur mes 10 doigts.

La halte permit de resserrer les rangs, mais la récréation fut de courte durée, car un de nous manquait à l’appel.

*

Taï-O avait disparu. Le clan était en émoi. Nous l’avions attendu jusqu’au lever du jour suivant sans succès. Le groupe se résignait et commençait à faire des incantations en regardant le ciel. Manquait plus que ça !

Cette manie de toujours remettre son destin entre des mains invisibles, d’invoquer la fatalité ou la colère des éléments. Foutaises !

Mais comment pouvais-je leur expliquer ces mêmes choses que trente mille ans après nous étions encore capables de croire sous des formes différentes ?

Je n’imaginais pas laisser derrière moi ce pauvre type, il n’avait pas une allure des plus subtile, mais, en tant qu’homme soi-disant évolué, je ne pouvais pas abandonner un compagnon, non, je n’étais pas tombé aussi bas.

Ma décision fut prise quand Karhu se leva, c’était le signe du départ. La réunion des clans ne pouvait pas attendre. Ce rendez-vous était la seule opportunité pour faire des échanges d’outils, d’armes où chaque peuplade montrait ses dernières trouvailles et innovations. Zaï-A lui emboîta le pas, autant être du côté du plus fort. Arka me regarda avec un air interrogateur et accepta ma décision.

Lucy pleurait.

Le clan s’éloignait.

*

La nuit suivante, fut froide, vraiment glaciale peut-être juste une sensation due à ma solitude. Pas même Lulu pour se blottir contre moi et m’apporter un peu de chaleur humaine. Un oiseau me réveilla en sursaut, un hibou, je crois. Alors que je commençais à m’endormir, ce fut les hurlements d’une hyène des cavernes qui me firent bondir. Bref une nuit que l’on n’aurait même pas souhaité vivre en plein jour.

Dès le lever du soleil, je me remis en marche. Il n’y avait pas de temps à perdre, je n’étais pas là pour faire une randonnée, mais pour retrouver ce pauvre bougre. L’environnement me semblait familier, la végétation et les gorges n’étaient pas vraiment différentes de ce que je connaissais. J’estimais être au beau milieu de l’Ardèche, en tout cas, le paysage y ressemblait. La végétation était quasiment absente de la région, quelques pins sylvestres tenaient tête à l’aridité régnante du lieu. Seuls les grands troupeaux de rennes, de bisons ou encore de chevaux semblaient trouver leur bonheur dans ces étendues froides et sèches.

Je criais le nom de Taï-O, mais uniquement l’écho me répondait. Je ne faisais qu’effrayer les oiseaux et fuir mon repas. J’espérais être en train de revenir sur mes pas. Ce qui n’était pas vraiment gagné. Je scrutais le moindre trou, la plus petite des cavités.

Le clan devait être loin maintenant, et je n’avais pas d’autre solution que poursuivre mon chemin en espérant être sur le bon. Les sentiers laissés par les animaux facilitaient ma progression. J’étais sur le qui-vive quand même, car de nombreuses cavités étaient dissimulées dans les taillis. En comparaison, les épreuves des jeux d’aventures télévisés étaient de la rigolade, à chaque détour, dans ce dédale de pierres et de végétation, j’avais le sentiment qu’un ours des cavernes allait surgir pour me bouffer le short et son contenu. C’était pour le moins motivant.

J’avais toujours redouté après mon arrestation d’aller au trou et de prendre perpette et là je risquais de me retrouver au fond d’un autre perpétuellement.

*

Cinq jours maintenant que je marchais, fatigué, mais avec la même détermination. Taï-O par-ci Taï-O par-là, toujours rien jusqu’au moment où devant moi, à mes pieds, je reconnaissais sa pendeloque[1] dont la lanière était brisée.

Cette découverte me redonna espoir et énergie. Il était là, peut être sous mes pieds. Je redoublais de vigilance, attentif au moindre gémissement. Un glouton détala devant moi. Laisser mon repas disparaître m’était impensable. À l’aide de mon bâton, je retournais toutes les branches des petits arbustes à la recherche de la bestiole.

J’étais passé au moins dix fois devant sans le voir : un étroit sentier entre deux rochers semblait se poursuivre et s’enfoncer sous terre. L’air qui s’en dégageait était frais et humide. J’étais bien décidé à jouer les spéléologues amateurs.

Je parcourais les nombreuses galeries de ce labyrinthe éclairé par une torche faite de brindilles trempées dans la graisse animale. Je trébuchais, je m’égratignais, je me tordais les chevilles dans tous les sens. Ça sentait la galère cette promenade.

Pour marquer mon chemin dans ce dédale de couloirs, je repérais mon point de départ en plantant dans le sol un humérus d’ours dont la taille ne pouvait pas passer inaperçue. Ensuite, au fur et à mesure de ma progression et en guise de fil d’Ariane, je déposais des ossements d’ursidé trouvés sur place. Je gravais à la va-vite quelques motifs abstraits sur les parois de gauche, à chaque changement de direction. Les anfractuosités rocheuses recelaient des tanières d’hyènes abondantes en restes d’animaux. C’était de plus en plus gai. Une collection de crânes d’ours jonchait le sol. D’autres ossements étaient éparpillés tout autour, je n’étais pas le premier à venir ici. Les nombreux squelettes dispersés me laissaient penser qu’un lion des cavernes avait dû s’aventurer dans ce lieu ou que quelques ours ne s’étaient pas réveillés de leurs longues nuits d’hibernation. Quelle qu’en soit la raison, la prudence était de rigueur. Mon glouton n’était pas là, Taï-O non plus. Pourtant mon intuition et ma persévérance furent récompensées quand je découvris mon pauvre gars recroquevillé, à peine conscient avec une jambe apparemment cassée et pas mal de contusions sur le corps. Ma vision le réconforta.

Taï-O, mon pauvre Taï-O, je désespérais de te retrouver, boit un peu, c’est fini, je suis là. Je te cherche depuis des lunes. Ne crains rien, je suis venu pour t’aider.

Il me serra l’avant-bras en signe de reconnaissance. Mon ami était mal en point, il avait dû trébucher dans ce trou et s’était traînée comme une pauvre bête. Heureusement pour lui aucun prédateur ne l’avait trouvé. Il n’était pas question de le bouger sans prendre de précautions. Il fallait que je réagisse rapidement, l’extraire de cet enfer de roches, l’alimenter, mais d’abord lui confectionner une attelle avec les moyens du bord.

Il n’était pas envisageable de repartir par là où j’étais venu. Même si je l’avais hissé sur mon dos, la pente restait plutôt abrupte. Il me fallait donc trouver une autre sortie, elle ne pouvait qu’exister, car les squelettes d’ours présents n’étaient pas arrivés ici tout seuls et surtout pas par la faille de l’étage supérieur.

Je décidais de continuer mon exploration et de laisser Taï-O avec de l’eau, quelques fruits et lui fit mâcher quelques graines de pavot, histoire de calmer ses douleurs.

À mon époque, c’est-à-dire dans le futur, les labyrinthes étaient plutôt réservés à des activités ludiques, là l’ambiance était tout autre. À chaque bifurcation, à chaque galerie l’adrénaline montait et l’angoisse avec. Je redoutais de me retrouver nez-à-museau avec un trogloxène[2] ou une sorte d’australopithèque vindicatif réclamant pitance, sexualité et sommeil, bref un pur produit du premier niveau de la pyramide de Maslow.

Je ne m’imaginais pas être plus évolué que mes contemporains, loin de moi cette idée, mais j’avais au moins acquis une partie du dernier étage, c’est-à-dire l’accomplissement de mon moi. Même si j’en avais payé le prix sans réduction.

Ma torche faiblissait et les maigres ressources que je ramassais n’allaient pas m’amener bien loin.

Je n’allais quand même pas me servir de mes vêtements pour m’éclairer alors que Lulu les avaient confectionnés avec amour. En fait, je n’avais pas envie de me retrouver tout simplement et une fois de plus à poil.

De branchages en brindilles, j’arrivais à maintenir une lueur au bout de ma torche. La scène était pittoresque presque pitoyable. Comme tout a une fin même dans cet environnement où la vie commençait, je finis par me retrouver dans l’obscurité la plus complète.

Un vent frais profitait de ma cécité pour se manifester, là sur ma droite, sur mes jambes précisément, plutôt au niveau de mes tibias, pas très fort, mais régulier. Accroupi, à tâtons, j’approchais ma main vers de la paroi qui se dressait devant moi. Mes sens étaient tous en éveil, mon cœur battait la chamade, c’était fou comme on pouvait décupler ses facultés dans de pareilles circonstances.

Le moment d’après, mes yeux s’habituèrent à l’obscurité. Mes pupilles devaient être complètement dilatées et j’essayais en vain de distinguer mon environnement. Seuls les poils de mes avant-bras ressentaient la caresse du courant d’air. Un passage devait être proche, pourtant aucune lueur devant moi, rien, que du vent. Assis sur mes talons, je tentais par instinct de comprendre la géographie des lieux. Un filet frais se faufilait par intermittence à travers les pierres. Je commençais à dégager les roches qui constituaient cet éboulis comme pour me confirmer que je n’avais pas rêvé.

L’effort n’était violent que par la rapidité que je m’étais fixée. Dans une situation normale, j’aurais pu prendre le temps d’enlever ces pierres une à une pour me frayer un chemin, mais là j’étais contraint d’aller vite si je voulais extraire Taï-O de cet endroit. Ce pauvre vieux, il devait bien avoir 18 ans, était en train de mâchouiller ses graines de coquelicots en espérant que j’allais rapidement le sortir de son angoisse. Je faisais de mon mieux pour trouver une issue, tant pour lui que pour moi d’ailleurs. Claustrophobe, je commençais sérieusement à transpirer dans mon tee-shirt en peau de bête.

Je fus interrompu par une volée de chauves-souris qui, sous mes déblaiements, se précipitèrent et tournoyèrent dans la salle obscure où je me trouvais.

Il n’était pas question pour moi de me laisser impressionner, soit je fonçais et je retrouvais le soleil, soit je crevais dans ce trou, en condamnant à une mort certaine, mon seul compagnon. Ma persévérance fut récompensée quand, au bout de mes doigts, le courant d’air s’amplifia. Cette sensation me donna le dernier courage qui me manquait pour dégager ces sacrés cailloux qui me séparaient de ma liberté.

 

[1] Pendentif réalisé en os ou en pierre et gravé, de forme oblongue ou arrondie et perforée à une extrémité d’un trou pour le passage d’un fil.

[2] En biospéléologie désigne un animal qui ne fait que visiter le milieu souterrain tout en restant non loin de la zone d’entrée